Les textes
La Raison
L'animal, l'enfant, l'idiot perçoivent et connaissent à leur manière quoique sans doute ils ne se représentent point les objets tels que l'homme les imagine et les conçoit, grâce au concours des sens et de facultés supérieures que l'animal, l'enfant et l'idiot ne possèdent pas.
Or, une de ces facultés, que nous considérons comme éminente entre toutes les autres, est celle de concevoir et de rechercher la raison des choses.
Que cette faculté ait besoin, comme le goût littéraire, comme le sentiment du beau, d'exercice et de culture pour se développer ; qu'elle puisse être entravée dans son développement par certains défauts d'organisation, par des circonstances extérieures défavorables, telles que celles qui concentrent toute l'activité de l'homme vers des travaux ou des plaisirs grossiers, il y aurait absurdité à le nier. Mais toujours est-il que, chez tous les hommes réputés raisonnables, on retrouve, à certains degrés, cette tendance à s'enquérir de la raison des choses ; ce désir de connaître, non pas seulement comme les choses sont, mais pourquoi elle sont de telle façon plutôt que d'une autre ; et, partant, cette intelligence d'un rapport qui ne tombe pas sous les sens ; cette notion d'un lien abstrait en vertu duquel une chose est subordonnée à une autre qui la détermine et qui l'explique.
Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot, de l’expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux sources d’où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement.
C’est seulement par la COUTUME que nous sommes déterminés à supposer le futur en conformité avec le passé. Lorsque je vois une boule de billard se mouvoir vers une autre, mon esprit est immédiatement porté par l’habitude à attendre l’effet ordinaire, et il devance ma vue en concevant la seconde bille en mouvement. Il n’y a rien dans ces objets, à les considérer abstraitement et indépendamment de l’expérience, qui me conduise à former une conclusion de cette nature : et même après que j’ai eu l’expérience d’un grand nombre d’effets répétés de ce genre, il n’y a aucun argument qui me détermine à supposer que l’effet sera conforme à l’expérience passée. Les pouvoirs par lesquels agissent les corps sont entièrement inconnus. Nous percevons seulement leurs qualités sensibles : et quelle raison avons-nous de penser que les mêmes pouvoirs seront toujours unis aux mêmes qualités sensibles ?
Ce n’est donc pas la raison qui est le guide de la vie, mais la coutume. C’est elle seule qui, dans tous les cas, détermine l’esprit à supposer la conformité du futur avec le passé. Si facile que cette démarche puisse paraître, la raison, de toute éternité, ne serait jamais capable de s’y engager.
Seulement la liaison d’un divers en général ne peut jamais nous venir des sens, ni par conséquent être contenue conjointement dans la forme pure de l’intuition sensible ; car elle est un acte de la spontanéité de la faculté de représentation ; et, comme il faut appeler cette dernière entendement pour la distinguer de la sensibilité, [...] toute liaison est alors un acte de l’entendement auquel nous devons imposer le nom général de synthèse, pour faire ainsi remarquer à la fois que nous ne pouvons rien nous représenter comme lié dans l’objet sans l’y avoir auparavant lié nous même, et que, parmi toutes les représentations, la liaison est la seule que des objets ne peuvent pas donner, mais que peut seulement effectuer le sujet lui-même, puisqu’elle est un acte de sa spontanéité.
Remarque : Ces trois textes sont évidement proposés ici du fait de leur continuité. Le premier pose les bases de l'empirisme, et le second en tire les conséquences sur l'exemple de l'idée de causalité. Cette idée apparaît comme arbitraire, comme privée de nécessité, bref comme vide, et la notion même de Raison s'en retrouve fort relativisée. Il fallait donc compléter ce point de vue par le rétablissement de la nécessité de la raison opéré par Kant dans la Critique de la raison pure
(en particulier dans la "déduction des catégories").