Les textes
L'Etat
« Toujours le souverain tend à escroquer la souveraineté ; c’est le mal politique essentiel. Aucun Etat n’existe sans un gouvernement, une administration, une police : aussi ce phénomène de l’aliénation politique traverse-t-il tous les régimes, à travers toutes les formes constitutionnelles ; c'est la société politique qui comporte cette contradiction externe entre une sphère idéale des rapports de droit et une sphère réelle des rapports communautaires, et cette contradiction interne entre la souveraineté et le souverain, entre la constitution et le pouvoir, à la limite la police. Nous rêvons d'un Etat où serait résolue la contradiction radicale qui existe entre l'universalité visée par L'Etat et la particularité et l'arbitraire qui l'affecte en réalité ; le mal, c'est que ce rêve est hors d'atteinte. »
« L'Etat laisse autant que possible les individus jouer librement, pourvu qu’ils ne prennent pas leur jeu au sérieux, et ne le perdent pas de vue, lui, L'Etat. Il ne peut s’établir d’homme à homme de relations qui ne soient inquiétées sans surveillance d’une intervention supérieure. Je ne puis pas faire tout ce dont je serais capable, mais seulement ce que L'Etat me permet de faire ; je ne puis faire valoir ni mes pensées, ni mon travail, ni en général rien de ce qui est à moi.
L'Etat ne poursuit jamais qu'un but : limiter, enchaîner, assujettir l'individu, le subordonner à une généralité quelconque. Il ne peut subsister qu'à condition que l'individu ne soit pas pour soi-même dans le tout ; il implique de toute nécessité la limitation du moi, ma mutilation et mon esclavage. Jamais L'Etat ne propose de stimuler la libre activité de l'individu : la seule activité qu'il encourage est celle qui se rattache au but que lui-même poursuit. [...]
L'Etat cherche par sa censure, sa surveillance et sa police, à enrayer toute activité libre ; en jouant ce rôle de bâton dans les roues, il croit (avec raison d'ailleurs, car sa conservation est à ce prix) remplir son devoir. L'Etat veut faire de l'homme quelque chose, il veut le façonner ; aussi l'homme, en tant que vivant dans L'Etat, n'est-il qu'un homme factice ; quiconque veut être soi-même est adversaire de L'Etat et n'est rien. » Il n'est rien « signifie : L'Etat ne l'utilise pas, ne lui accorde aucun titre, aucune commission, etc. »
« S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’Etat aurait alors disparu et il ne subsisterait alors ce que l’on appelle au sens propre l’anarchie. La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de L'Etat, cela ne fait aucun doute mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre Etat et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers à commencer par la parentèle (1) ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir L'Etat contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé la notion de territoire étant une de ses caractéristiques revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où L'Etat le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du droit « à la violence.»
(1) Ensemble de personnes liées par consanguinité.
Remarque : Nous avons dans ces 4 textes une critique de "l'idéalisme politique de l'état" tel qu'on le trouve dans la pensée du droit, chez Rousseau, Kant, et surtout Hegel, pour lesquels l'état est la rationalité (la loi comme liberté) réalisée. Ces textes s'attachent à montrer les conflits et les relations de domination qu'une telle conception de l'état cache (voir aussi les textes de Marx et Engels sur la page [histoire]).
«L'animal politique ce n'est pas l'homme, même grec, c'est la fourmi, l'abeille ou le termite. [...] Chez ces insects, et chez eux seulement, le paradoxe déchirant est surmonté: l'organisme et l'organisation mêlent leurs lignes, se confondent et appartienent à la même coulée. Le politique devient biologie: toute fourmi n'est que sa fonction ou son rang. Toutes les ouvrières peuvent s'échanger. Chaque fourmi, parce qu'elle n'a pas de progéniture à aimer, est une fourmi sans qualité. Elle n'est rien d'autre que son rôle et, pour éviter qu'elle ne le transgresse, sa place dans la combinatoire du groupe est signalée et bornée par des caractères biologiques: tous les soldats sont grands ou bien toutes les ouvrières sont frigides. L'individu se volatilise. Il cède au groupe. Celui-ci passe au large du temps, ignorant la durée fatale et impérieuse des générations, il flotte au-dessus des saisons, dans une éternité morne et muette. Quelle différence avec les mammifères! Ceux-là ne sont-ils pas obligés de porter des uniformes ou de se tatouer la peau s'ils veulent manifester leur situation politique: un général tout nu ne diffère pas d'un évèque déshabillé. La seule fonction sociale que la nature prend soin elle-même d'annoncer, c'est précisément celle du sexe, ce qui nous renvoie au *bios*, non au social, à la famille, non au politique. Il y a des mâles, des femellles, pas de plombiers ou de bûcherons naturels.
Cette rébellion de la famille contre l'État explique que l'utopie échoue à s'incarner. Pour qu'une société tourne sans repentir autour de son orbite, il faut tout d'abord que l'individu se soit évanoui et que, des débris de sa chrysalide, soit né un être social, rouage neutre du systême politique. C'est de cette métamorphose absurde et fantastique, superbe, que Platon rêve. La vigueur de son attaque contre la famille prouve la précision de son verdict. Il a joué ce jeu d'enfer dont nous pouvons à peine imaginer la brutalité: la création d'une société humaine qui se fût élevée sur la poussière de ce que nous appelons l'humanité.»
Remarque : Il faut faire ici trés attention au sens du mot politique tel que ce texte le comprend. Les termes semblent rappeler mot pour mot Aristote, mais pourtant il s'avère que la conception du politique est ici bien loin des délibérations d'hommes libres que nous trouvons chez ce dernier.