Le Droit, les textes.



         








Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C'est alors seulement que la voix du devoir, succédant à l'impulsion physique et le droit à l'appétit, l'homme, qui jusque-là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants. Quoiqu'il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme toute entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.
Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que les forces de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif.
On pourrait sur ce qui précède ajouter à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui seule rend l'homme vraiment maître de lui ; car l'impulsion du seul appétit est esclavage, et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté.

ROUSSEAU, « Du Contrat Social », Chap. VIII


“ Il n'y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu'un est au-dessus des lois [: dans l'état même de nature l'homme n'est libre qu'à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous]. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas; il a des chefs et non pas des maîtres; il obéit aux lois, mais il n'obéit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu'on donne dans les républiques au pouvoir des magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l'enceinte sacrée des lois: ils en sont les ministres, non les arbitres, ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu'ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme, mais l'organe de la loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des lois, elle règne ou périt avec elles. ”

Rousseau, Lettres écrites de la montagne, VIII



Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. De là le droit au plus fort ; droits pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit. Je dis qu'il n'en résulte qu'un galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est la force qui fait le droit, l'effet change avec la cause ; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu'on peut désobéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte qu'on soit le plus fort. Or qu'est-ce qu'un droit qui périt quand la force cesse? S'il faut obéir par force on n'a pas besoin d'obéir par devoir, et si l'on est plus forcé d'obéir on n'y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

ROUSSEAU, « Du Contrat Social », Chap. III





Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants ; la force sans justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

PASCAL, « Les pensées »

Récupération des textes de Rousseau et Pascal



Le droit est ce qui est reconnu comme droit. Reconnu, c'est-à-dire approuvé ou prononcé par un pouvoir arbitral, et toutes portes ouvertes. Faute de quoi il n'y a jamais qu'un état de fait, devant lequel le droit reste suspendu. Posséder une montre, l'avoir dans sa poche, y trouver l'heure, ce n'est qu'un état de fait. Avoir droit de propriété sur la montre, c'est tout à fait autre chose ; revendiquer ce droit c'est s'adresser à l'arbitre dans un débat public ; c'est plaider et tenter de persuader. Le fait que le voleur possède la montre ne décide nullement de la propriété. Pareillement pour une maison. L'occuper, faire acte de possesseur, ce n'est nullement fonder un droit. On sait qu'il y a présomption de droit si j'occupe trente ans sans opposition ; mais cela même doit être décidé par arbitre et publiquement. Tant que le droit n'est pas dit de cette manière solennelle et impartiale, il n'y a jamais que possession, c'est-à-dire simple fait. Exposer ces notions c'est rappeler le sens des mots ; avoir ces notions présentes, c'est simplement savoir ce qu'on dit. Cela est bien ancien, et de sens commun. Nul ne plaidera jamais qu'il est propriétaire d'une chose attendu qu'il l'a prise à quelqu'un de plus faible. Ce qui est nouveau, c'est que les hommes essaient présentement de transférer la notion de droit dans une société des nations. Ici encore il faudra un tribunal arbitral et une opinion publique. Le tribunal seul est capable de transformer le fait en droit ; il réalise cette transformation par un jugement public, et il n'y a point d'autre moyen. Mais aussi ce moyen étant mis en œuvre, il ne manque plus rien au droit. Le droit est dit, le droit est reconnu. Si le fait ne s'y conforme, le fait n'a aucun pouvoir de droit. C'est encore le tribunal arbitral qui jugera si un fait de cinquante ou cent ans d'âge sera transformé en droit et proclamé tel. Le bon sens a ici une maxime, qui dit que nul n'est juge en sa propre cause. Beaucoup estiment que le tribunal arbitral doit être en outre muni de pouvoir d'exécution, et, comme on dit, de gendarmes. Mais un tel pouvoir n'est point dans la notion de droit. Quand un tribunal arbitral, soit le juge civil, avec tous les recours, a prononcé, le droit est dit et reconnu. Il n'y manque rien. Il se peut qu'on ne puisse point transformer le droit en fait, par exemple si le débiteur est mort sans laisser un sou. Mais le tribunal n'en a pas moins dit le droit. Et la chose due ou volée, si jamais on la retrouve, on saura à qui elle appartient en droit, même si ce légitime propriétaire, étant mort lui aussi, ne peut être mis en possession. Au reste il suffit qu'un voleur coure pour garder en sa possession la chose volée ; elle n'en est pas moins dite volée ; et on peut avertir par mille moyens ceux qui seraient tentés de l'acheter, que celui qui la possède n'a pas le droit de la vendre. Ainsi le droit peut n'être jamais réalisé dans le fait sans cesser d'être un droit. Aussi appelle-t-on droit, dans tous les pays, un système de formes et de précautions, à la fois d'usage et de bon sens, selon lesquelles un droit doit être dit et proclamé si l'on veut qu'il ait valeur de droit. Le fait peut être hors de l'action des pouvoirs, par exemple une fortune au fond de la mer ; cela n'empêche pas qu'on puisse dire, selon les formes du droit, à qui elle appartient légitimement. Le conflit se trouve donc entre ceux qui souhaitent un règne du droit entre les nations, et ceux qui repoussent le droit et prétendent se borner au fait. La vieille et agréable coutume de juger en sa propre cause n'est pas encore oubliée des souverains. Aussi les voit-on naïvement tantôt se rallier au tribunal, s'il leur donne raison, tantôt récuser le tribunal, s'ils le soupçonnent seulement de pouvoir leur donner tort. C'est tantôt choisir le droit et la vie selon le droit, tantôt refuser tout droit et revenir à l'exercice de la force nue. Il est seulement plus difficile qu'autrefois de déguiser la force en droit. Pourquoi ? Parce que le tribunal arbitral existe. Là-dessus on dit : " Oui, des représentants de petites nations, cela ne compte pas. " De tels juges n'en sont que plus évidemment impartiaux. Ce qui brouille les notions, c'est qu'on aperçoit que de tels juges n'ont point de force, et qu'on essaie de les mépriser. Mais dire le droit cela ne suppose pas qu'on ait la force de réaliser le droit. Cet autre problème est réservé, et peut-être vaut-il mieux qu'il le soit. On comprendra mieux que l'essentielle fonction du juge est de dire le droit. " Et qu'en résultera-t-il ? " demandez-vous. Simplement que chacun saura redresser ses propres discours, s'il le veut. Cela revient à dire que le tribunal des nations n'a qu'un pouvoir moral. Et ceux qui disent que c'est peu ne connaissent l'homme. Car les usurpateurs ne cessent jamais de plaider et d'argumenter. Je cherche seulement à rédiger un article de dictionnaire qui permette de décrire correctement les conflits actuels. D'abord savoir ce qu'on dit.

ALAIN, Propos, 28 mars 1936

Texte proposé et commenté par R. Chiche, merci pour sa collaboration.




Je récupère le texte d'Alain.Je récupère le commentaire du texte d'Alain.



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