Les textes

L'interprétation



         







AUTEURS :
- Dilthey
- Gadamer





    Le motif d'où est né l'habitude de séparer ces sciences [les sciences de l'esprit], considérées comme une unité, de celles de la nature s'enracine dans ce qui donne à la conscience que l'homme a de lui-même sa profondeur et sa dimension de totalité. Avant même qu'il éprouve le besoin de rechercher l'origine du spirituel, l'homme trouve dans cette conscience de lui-même le sentiment que sa volonté est souveraine, qu'il est responsable de ses actes, qu'il peut tout soumettre à sa pensée et résister à tout en se réfugiant dans la citadelle que constitue la liberté de sa personne, grâce à laquelle il se distingue de la nature entière. En effet, il se découvre au milieu de cette nature, pour reprendre une expression de Spinoza, comme " imperium in imperio ". Et, puisque n'existe pour lui que ce qui est un fait de sa conscience, chaque valeur, chaque fin de la vie s'inscrit dans ce monde spirituel qui agit en lui de façon autonome, le but de chacun de ses actes réside dans la création de faits spirituels. Ainsi s'établit-il une distinction entre le règne de la nature et un règne de l'histoire dans lequel, au milieu de l'ensemble soumis à une nécessité objective, et qui est la nature, la liberté jaillit, en d'innombrables points de ce tout, comme un éclair ; ici, les actes de la volonté - au contraire des changements qui s'opèrent dans la nature selon un cours mécanique contenant déjà en germe, dès l'origine, tout ce qui suivra - produisent réellement quelque chose grâce à une dépense d'énergie et à des sacrifices dont l'individu, dans son expérience, garde présente la signification ; ces actes finissent par provoquer une évolution, de la personne aussi bien que de l'humanité : ainsi se trouve dépassée, dans la conscience, cette répétition vide et monotone du cycle naturel dont se grisent, en y voyant un idéal du progrès historique, les adorateurs de l'évolution intellectuelle.

Dilthey, Introduction aux sciences de l'esprit, 1883







    Se mettre dans la tradition et se tenir dans la tradition, tel est manifestement le chemin de la vérité qu'il s'agit de trouver en sciences humaines. Et toute critique que nous pouvons faire de la tradition en tant qu'historiens ne sert finalement qu'à nous rattacher à la véritable tradition dans laquelle nous nous tenons. Le fait d'être conditionné n'est donc pas un empêchement de la connaissance historique, mais un moment de la vérité elle-même. Elle doit elle-même être pensée si l'on ne veut pas y succomber de manière arbitraire. Ce qui compte ici d'un point de vue " scientifique ", c'est justement de détruire le fantôme d'une vérité qui serait indépendante du point de vue de celui qui connaît. C'est là la marque de notre finitude, dont il est indispensable de prendre conscience si l'on veut se prémunir contre l'illusion. La foi naïve en l'objectivité de la méthode historique était une telle illusion. Mais ce qui vient la remplacer, ce n'est pas un relativisme las, car ce que nous sommes et ce que nous pouvons entendre du passé n'est ni arbitraire ni aléatoire.
Ce que nous connaissons par l'histoire, c'est en fin de compte nous-mêmes. La connaissance en sciences humaines a toujours quelque chose d'une connaissance de soi. Nulle part la tromperie n'est-elle plus facile et plus naturelle que dans la connaissance de soi, mais nulle part ne signifie-t-elle autant pour l'être de l'homme, cette connaissance de soi, que lorsqu'elle réussit. En sciences humaines, ce qu'il s'agit d'apprendre de la tradition historique, ce n'est pas seulement ce que nous sommes tels que nous nous connaissons déjà, mais justement quelque chose d'autre, notamment recevoir d'elle une impulsion qui nous transporte au-delà de nous-mêmes. Ici, ce n'est pas ce qui ne fait pas problème et ce qui vient seulement satisfaire les attentes de notre recherche qu'il faut encourager. Il faut plutôt découvrir, et contre nous-mêmes, d'où peuvent provenir de nouvelles impulsions.

H.G. Gadamer, La vérité dans les sciences humaines, 1953









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