L'Esthétique, les textes.




A Thing of Beauty is a Joy Forever


         





A thing of beauty is a joy forever :
It’s loveliness increases ; it will never
Pass into nothingness ; but still will keep
A bower quiet for us, and a sleep
Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing.
Therefore, on every morrow, are we wreathing
A flowery band to bind us to the earth,
Spite of despondence, of the inhuman dearth
Of noble natures, of the gloomy days,
Of all the unhealthy and o’er-darkened ways
Made for our searching : yes in spite of all,
Some shape of beauty moves away the pall
From our dark spirits. Such the sun, the moon,
Trees old and young, sprouting a shady boon
For simple sheep; and such are daffodils
With the green world they live in; and clear rills
That for themselves a cooling covert make
‘Gainst the hot season; the mid-forest brake,
Rich with a springling of fair musk-rose blooms :
And such too is the grandeur of the dooms
We have imagined for the mighty dead;
All lovely tales that we have heard or read :
An endless fountain of immortal drink,
Pouring unto us from the heaven’s brink.


John KEATS, Endymion, Livre I.





(...) l'art a besoin d'une philosophie interprétative capable de dire ce qu'il ne peut dire, alors que seul l'art serait cependant capable de le dire par le fait qu'il ne le dit pas.
ADORNO, TE p. 102

Pour ce qui est de l'agréable chacun se résigne à ce que son jugement, fondé sur un sentiment individuel, par lequel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (...) L'un trouve la couleur violette douce et aimable, un autre la trouve morte et terne ; l'un préfère le son des instruments à vent, l'autre des instruments à cordes. Discuter à ce propos pour accuser d'erreur le jugement d'autrui, qui diffère du notre, comme s'il s'opposait à lui logiquement, ce serait folie ; au point de vue de l'agréable, il faut admettre le principe : à chacun son goût (il s'agit du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule qu'un homme qui se piquerait de quelque goût, pensât justifier ses prétentions en disant: cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement qu'un tel porte, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffit pas qu'une chose lui plaise pour qu'il ait le droit de l'appeler belle ; beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l'agrément, personne ne s'en soucie, mais quand il donne une chose pour belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des objets ; il dit donc : la chose est belle, et s'il compte sur l'accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n'est pas qu'il ait constaté à diverses reprises cet accord mais qu'il l'exige. Il les blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire : il n'y a pas de goût, c'est à dire pas de jugement esthétique qui puisse légitimement prétendre à l'assentiment universel.


KANT, Critique de la faculté de juger.

récupération du texte de Kant


On peut opposer qu'à travers les siècles le public d'une véritable oeuvre d'art est peut-être plus grand que le public - trés étendu mais éphémère - qu'à un moment donné l'emploi des mass media procure à une chansonette. Mais la réduction de la qualité artistique à la simple communication mène justemment à changer la notion d'art, qui de cette façon perdrait en valeur et en durée ce qu'il gagnerait en étendue et en présence. Priver l'art de son caractère exceptionnel c'est le priver aussi de son universalité et de sa perennité : l'art qui est à la portée de tout le monde, entièrement plongé dans la vie de son temps, présent dans les moindres aspects de la civilisation dont il fait partie, est un art tellement lié à ses conditions historiques qu'il est destiné à mourir avec son époque et à devenir de plus en plus incompréhensible. C'est un art de grande diffusion mais d'un niveau inférieur, d'autant plus exposé à l'usure du temps qu'il est rapidement consommé. C'est un art conforme à une époque de masses comme la nôtre, où c'est presque un devoir social que d'attribuer aux produits largement consommés par la foule le même mérite et la même dignité que les oeuvres appréciées par les gens raffinés et compétents ; où l'on songe plus à la proportion d'une oeuvre à sa situation historique qu'à la possibilité d'en établir la valeur ; où il n'est pas scandaleux que l'industrie culturelle traite de la même façon une oeuvre dont la valeur ne consiste qu'à être objet de communication et de consommation et une oeuvre qui à sa valeur en elle-même et dans sa propre indépendance souveraine ; où en somme on remplace l'art par son ersatz.

PAREYSON Luigi,Conversations sur l'Esthétique

récupération du texte de Luigi PAREYSON




Claude Roy, L'art à la source :

[…] La question que pose, en balayant l'atelier, la femme de ménage de l'artiste, est le commencement même de toute esthétique. La femme de ménage du sculpteur du paléolithique supérieur constate que l'épouse de l'artiste est une grande belle fille aux seins bien accrochés, au ventre musclé et plat de chasseresse, et que la statue qu'il façonne fait surgir une énorme génitrice aux seins énormément gonflés de lait, au ventre énormément fécondé de vie, au sexe disproportionné, aux fesses gigantesques. " Où est-ce qu'il va chercher tout ça ? " se demande-t-elle. La femme de ménage de Léonard de Vinci le voit regarder par la fenêtre les bourgeois florentins qui vaquent à leurs occupations, et elle s'aperçoit qu'en revenant à son chevalet il dessine un homme ailé qui vole à ses divagations. " Où est-ce qu'il va chercher tout ça ? " demande-t-elle. Quatre siècles auparavant, elle était au service d'un tailleur de pierre mérovingien qu'elle voyait se promener toute la journée dans une ville où les percherons étaient solides et pommelés et où les chiens n'avaient qu'une tête pour aboyer. Mais quand il reprenait son ciseau et son marteau, il ne pouvait s'empêcher de figurer les chevaux avec des ailes et de donner trois têtes aux chiens. " Où est-ce qu'il va chercher tout ça ? " Quant à la gouvernante de Goya, elle n'a jamais très bien compris pourquoi son patron, quand il venait de baguenauder à la Feria de Madrid, où il y a de si galants gentilshommes et de si galantes senoritas, se penchait sur la pierre du graveur pour en faire émerger des corbeaux-aigles à tête de najas et des seigneurs à tête d'âne : " Où est-ce qu'il va chercher tout ça ? " Les esthéticiens, de Denys, moine de Fourna-Agrapha, à Leon Battista, et de Hegel à Malraux, n'ont jamais cessé de se poser la question des femmes de ménage : " Où est-ce qu'ils vont chercher tout ça ? " Quand le peintre ou le sculpteur s'appliquait à représenter un cheval ou une jeune femme nue, une grappe de raisin ou une montagne, la réponse semblait aller de soi : il avait été chercher le cheval dans une écurie, la jeune femme dans son lit, la grappe dans sa vigne, et il était allé à la montagne pour que la montagne vienne à nous. Isidore et Aristote étaient sûrs de leur fait : " La peinture est une image qui rend l'apparence de l'objet ". L'art est un prêté-pour-un rendu. Les dieux prêtent un pur-sang au sculpteur, qui leur rend les coursiers du Parthénon. Les choses se compliquent lorsque l'artiste ou le poète rendent ce qu'on ne leur a pas prêté. On met à leur disposition les vagues de l'océan, et voilà qu'ils nous rendent en échange Poséidon et les Néréides. On leur fourni un paisible cheval de labour ou un fringant palefroi, et ils nous proposent en retour Pégase ou la Licorne. Oui, où est-ce qu'ils vont chercher tout ça ? La première réponse qui vient à l'esprit, c'est que les créatures inexistantes que les créateurs de fables et d'images nous proposent, ils vont les trouver là où ils les cherchent. Si nous ne trouvions que ce qui est déjà donné, nous aurions l'existence des pierres, qui ne sont toutes entières que ce qu'elles sont. Mais faute de pouvoir prendre les réalités pour nos désirs, nous sommes libres du moins de prendre nos désirs pour des réalités. Puisqu'avec l'existence, nous sommes toujours loin du compte, que les contes fasses l'appoint ! Puisque les images nous laissent sur notre soif, que l'imagination nous désaltère donc. Les Pères-le-langage sont d'accord sur leurs définitions du fantastique. Littré : " Qui n'existe qu'en fantaisie, qu'en imagination. " Larousse : " Créé par la fantaisie, l'imagination. " Robert : " Qui est créé par l'imagination, qui n'existe pas dans la réalité. " Il leur arrive pourtant de se prendre la barbe dans les filets de la sémantique. L'arbre généalogique des mots est aussi embrouillé que celui des humains. Fantastique, nous explique Clédat, vient du grec phantastikos, du latin phantasia. Mais la famille phantasia a des rejetons inattendus : elle engendre, par exemple, fanal et falot, " qui servent à montrer les objets, à les éclairer, à les rendre visibles ". Il faudrait tout de même être sérieux, il faudrait tout de même s'entendre : qu'est-ce que c'est que cette racine extravagante qui sert à la fois à nommer ce qui n'existe pas, et à rendre visibles les objets ? Est-ce que nous serons plus avancés en nous reportant aux mots merveille et merveilleux ? Eh bien, non. Leur arrière-grand-père est le mot latin mirari, dont le sens primitif a sans doute été : sourire, puis : s'étonner, admirer, regarder. Et nous voilà aux prises avec une racine qui fait verdoyer indifféremment le merveilleux, " ce qui s'éloigne du cours ordinaire des choses, ce qui est produit par l'intervention d'êtres surnaturels ", et les miroirs, dont la propriété est de rejoindre et refléter le cours ordinaire des choses. Le merveilleux, c'est ce qui ne ressemble pas, et le miroir, c'est la ressemblance même.
Comment se retrouver dans cet embrouillamini ? Mettons-nous d'accord une bonne fois. Que veut dire cette phantasia qui fabrique à la fois les fantaisies qui n'existent pas dans la réalité, et les fanaux qui servent à montrer les objets, ce mirari qui donne le jour, sans discernement, aussi bien à ce que le jour n'a jamais éclairé qu'à ce qui réfléchi le jour ?
La réponse est celle-ci : le miroir de la fantaisie et du fantastique, le miroir des miroirs ne réfléchissent pas seulement sur l'une de leurs faces, mais sur les deux. Les deux aspects inséparables et complémentaires de la réalité se conjuguent dans la révélation des étymologies. L'homme n'est pas simplement celui qui est comblé par la munificence de l'être, il est aussi celui qui tente constamment de combler l'insuffisance de l'existence. Le fanal et le miroir nous rendent compte de ce qui nous est donné, le fantastique et le merveilleux nous rendent compte de ce qui nous est refusé.

Claude Roy, L'art à la source,
t. 2, Paris, Gallimard, coll. " Folio essais ", 1992, p. 250-253.




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Dit par Picasso à Claude Roy :

- J'ai gagné quand ce que je fais se met à parler sans moi. Ce que je suis arrivé à faire maintenant, je crois, c'est à dépasser dans le métier du dessin ce qui est le stade artisanal, tu sais, quand on dessine un pied et une main, et c'est tout juste s'il n'y a pas d'écrit sur le dessin du pied le mot " pied ", sur le dessin de la main, le mot " main "… Les hommes, il n'y a que cela d'intéressant. On peint, on dessine pour apprendre à regarder les hommes, à se regarder soi-même. Quand je travaillais à La Guerre et la Paix puis à cette série-ci de dessins [il s'agit de la séquence " peintre et modèle "], je prenais tous les jours mes carnets en me disant : " Qu'est-ce que je vais encore m'apprendre à moi-même que je ne savais pas ? " Et quand ce n'est plus moi qui ai la parole, mais les dessins que j'ai faits, quand ils m'échappent et me narguent, alors, je sais que j'ai atteint mon but.

Claude Roy, L'amour de la peinture,
Paris, Gallimard, coll. " Folio essais ", 1987, p. 246.

Récupération des textes de Claude ROY



(...) les beaux-arts ont été envoyés dans notre monde pour renverser les nations et finalement la vie elle-même, en semant partout des désirs illimités, comme des torches que l'on jetterait dans une ville en flammes.

William Butler YEATS, La rose secrète, CORTI 1995



Remarque : Ce texte vient, peut-être, expliciter la citation de Yeats ci-dessus...

"A l'écrivain, au philosophe, on demande conseil ou avis, on n'admet pas qu'ils tiennent le monde en suspens, on veut qu'ils prennent position, ils ne peuvent décliner les responsabilités de l'homme parlant. La musique, à l'inverse, est trop en deçà du monde et du désignable pour figurer autre chose que des épures de l'Etre, son flux et son reflux, sa croissance, ses éclatements, ses tourbillons. Le peintre est seul à avoir un droit de regard sur toutes choses sans aucun devoir d'appréciation. On dira que devant lui les mots d'ordre de la connaissance et de l'action perdent leur vertu. Les régimes qui déclament contre la peinture "dégénérée" détruisent rarement les tableaux : ils les cachent, et il y un "on ne sait jamais" qui est presque une reconnaissance ; le reproche d'évasion, on l'adresse rarement au peintre. On n'en veut pas à Cézanne d'avoir vécu caché à l'Estaque pendant la guerre de 1870, tout le monde cite avec respect son "c'est effrayant, la vie", quand le moindre étudiant, depuis Nietzsche, répudierait rondement la philosophie s'il était dit qu'elle ne nous apprend pas à être de grands vivants. Comme s'il y avait dans l'occupation du peintre une urgence qui passe toute autre urgence. Il est là, fort ou faible dans la vie, mais souverain sans conteste dans sa rumination du monde, sans autre "technique" que celle que ses yeux et ses mains se donnent à force de voir, à force de peindre, acharné à tirer de ce monde où sonnent les scandales et les gloires de l'histoire des toiles qui n'ajouteront guère aux colères ni aux espoirs des hommes, et personne ne murmure. Quelle est donc cette science secrète qu'il a ou qu'il cherche ? Cette dimension selon laquelle Van Gogh veut aller "plus loin" ? Ce fondamental de la peinture, et peut-être de toute la culture ?"


MERLEAU-PONTY, L'oeil et l'esprit.

récupération du texte de Merleau Ponty


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